Le Jugement Majoritaire

par | 13 Juin 2020 | Réflexions

Cet article est une adaptation de l’article que j’avais fait il y a quelques années sur un blog personnel : Jugement Majoritaire sur le Blog SousLesMéninges.

On entend souvent dire qu’il est important de voter, mais on ne peut que constater que beaucoup de personnes ne croient plus dans les résultats du scrutin traditionnel. On pourrait même aller jusqu’à dire, pour être provoquant, que voter, c’est mal

Voter, c’est mal ?

Derrière cette phrase que je veux volontairement provocante, et a priori en contradiction avec l’idée que je me fais de l’importance de voter, il y a une vraie notion. En fait, il faudrait plutôt dire : « voter ce n’est pas suffisamment bien ». Pourquoi ? Parce que voter, c’est choisir une personne/liste. Or, choisir c’est renoncer. Mais pourquoi devrait-on forcément renoncer à TOUS les autres candidats et candidates pour ne choisir qu’une personne, si plusieurs candidatures portent des valeurs en lesquelles on croit ? Pourquoi, sous prétexte de voter pour tel candidat ou telle candidate, ça voudrait dire qu’on est en total désaccord avec tel ou telle autre ?
On parle ici de candidat ou candidate, mais cela est valable aussi pour les projets, les idées etc.

Eh bien pour tout dire, on n’est pas obligé ! Enfin, on pourrait ne pas l’être… Les solutions existent, et l’une d’elles est le vote par jugement majoritaire au lieu du vote à la majorité.

Pour commencer, je tiens à remercier David Louapre pour sa vidéo et son article expliquant les tenants et aboutissants de cette méthode de vote. La vidéo dure 20mn donc je vais essayer de la résumer le mieux possible.

Pourquoi le vote à la majorité pose-t-il problème ?

Le premier problème, comme évoqué plus haut, c’est que l’on est obligé de choisir une seule proposition, et donc, de renoncer à toutes les autres. Sur une élection à deux tours, même si sur dix candidats ou candidates il y en a plus de la moitié qui nous plaisent, il y a toujours une forte probabilité qu’aucune de ces personnes ne soit présente au second tour. Ce vote à la majorité pousse au vote utile pour les grands partis (au détriment du vote réellement utile pour le pays), au vote « par dépit », et au vote « contre » un ou une autre.

Ce mode de scrutin induit le risque que les électeurs se lassent finalement d’aller voter pour des candidats qui ne correspondent pas vraiment à leurs idées. (d’où la hausse de l’abstention et du vote blanc)

Ce mode de scrutin réduit également presque à néant les chances des « petits » candidats d’être élus, justement à cause de cette tendance à favoriser « celui ou celle qui a le plus de chances dans ceux qui se rapprochent le plus de mes idées » au lieu de simplement voter pour celles et ceux que l’on pense être meilleurs.
Mais ce système n’est pas mauvais que pour les petits candidats, car la multitude des candidatures fait aussi en sorte que les candidates ou candidats « de poids » risquent de ne pas être au second tour à cause de l’éparpillement des voix, alors même que l’éparpillement n’implique pas forcément la désapprobation.

Bref, le système de vote actuel donne légitimité à un ou une élue alors qu’il peut l’être « par défaut », « contre un ou une autre » et sans forcément représenter ce que le peuple veut.

Le vote par jugement majoritaire, c’est quoi ?

Le principe est qu’au lieu de choisir une proposition en éliminant les autres, on juge chacune d’elles sur une échelle de notes. Ce mode de scrutin a été proposé par Rida Laraki et Michel Balinski, deux chercheurs français du CNRS dont les premières études parurent en 2007. Il est à noter que laprimaire.org a utilisé ce système pour élire leur candidate pour l’élection présidentielle de 2017 (Charlotte Marchandise, qui n’a malheureusement pas réuni les 500 parrainages pour valider sa candidature). Ils ont décidé de faire le scrutin à 2 tours, mais selon moi, un scrutin à 1 tour est suffisant et encore plus facile avec ce système.

Prenons l’exemple d’un scrutin majoritaire avec 7 mentions (mais on pourrait simplifier et n’en mettre que 5) : À rejeterInsuffisantPassableAssez BienBienTrès Bien et Excellent. Les électeurs donneraient donc une mention à chaque candidat (ne pas noter équivaut à mettre « À rejeter »), et le candidat avec la meilleure mention majoritaire est élu.
Voici à quoi pourrait ressembler un bulletin de vote :

Exemple de bulletin de vote au jugement majoritaire

La mention majoritaire s’obtient en trouvant la médiane :
On cumule les scores des mentions, en commençant par les mentions les plus hautes, jusqu’à arriver à 50%. La mention qui permet d’atteindre ou dépasser 50% est alors la mention majoritaire (cela marche aussi dans l’autre sens, le résultat sera le même).
Ci-dessous, ce que pourraient être les résultats :

Exemple de résultats de vote au jugement majoritaire

En faisant la somme des scores des mentions, on obtient ainsi la candidate C en gagnante (on peut le voir aussi sur le graphique en observant la ligne médiane) parce qu’elle a la meilleure mention (Assez Bien) :

  • A: 1+7+15+25 = 48% jusqu’à Assez-Bien, et 83% jusqu’à Passable. Passable est donc sa mention majoritaire.
  • B: 1+7+7+15 = 30% jusqu’à Assez-Bien, et 55%  jusqu’à Passable. Là encore Passable est sa mention majoritaire.
  • C: 8+10+15 = 33% pour Bien et 68% pour Assez-Bien, c’est donc Assez Bien la mention majoritaire.

D’accord, mais comment départager deux candidats ou candidates qui obtiennent la même mention majoritaire ? S’il n’y avait eu que A et B dans l’exemple précédent, comment déterminer qui gagne ? On ajoute alors des indices + ou à la mention majoritaire. C’est assez simple, si le pourcentage des mentions au-dessus de la mention médiane est supérieur au pourcentage des mentions en dessous de la médiane, alors on met « +« , et on met «  » si le pourcentage en dessous est inférieur ou égal au pourcentage au dessus.
Dans l’exemple précédent, A est « Passable + » car la somme de Excellent+Très Bien+Bien+Assez Bien (48) est supérieure à la somme de A rejeter+Insuffisant (17). Pour B, c’est « Passable – » car la somme des premiers (30) est inférieure ou égale à la somme des seconds (45). A est donc devant B.

Et si ça ne suffit pas ? Si les deux candidats ont la même mention avec « + », celui ou celle qui aura le meilleur pourcentage de mentions supérieures à sa médiane gagnera, parce qu’on considèrera qu’il y a plus de personnes qui le notent mieux. Si les deux candidats ont la même mention « -« , celui qui aura le plus faible pourcentage de mentions inférieures à la médiane gagnera parce qu’on estimera qu’il y a moins de personnes qui le notent moins bien.

Mais ça change quoi de juger au lieu de choisir ?

En fait, ça change tout.

Mais puisque cette affirmation ne va certainement pas vous suffire, voici ce que ça changerait dans les faits :

  • Il n’y aurait pas d’éparpillement des voix à cause de la multiplication des candidats. En effet, si plusieurs candidates et candidats ont la même sensibilité, les électeurs et électrices pourront les noter tous sans que cela n’en pénalise aucun.
  • Cela donnerait une vraie chance aux petits candidats et candidates qui ne subiraient plus les terribles « vote utile » et « vote par dépit ».
  • Pour les électeurs et les électrices, cela permettrait de ne pas avoir à choisir un seul nom quand plusieurs nous conviennent.
  • Ce modèle éviterait surtout de voter pour quelqu’un pour la simple raison qu’on veut voter contre l’adversaire.
  • Ce modèle limiterait les stratégies car voter au plus haut ou au plus bas pour une personne ne changera pas ou peu la médiane par rapport à un vote honnête (voir le blog de David Louapre pour une explication plus détaillée sur ce point).
  • Il n’y a plus de concept de « consignes de vote », avant tout parce qu’on ne ferait qu’un tour de scrutin. Mais même si on décidait d’en faire deux, une consigne de vote ne pourrait se transformer en consigne d’opinion.

Et le vote blanc dans tout ça ?

En fait, le vote blanc est déjà intrinsèquement intégré au processus. Voter blanc revient à voter « à rejeter » pour tous les candidats.
On pourrait ainsi proposer deux règles simples :
  • Si aucun candidat ou aucune candidate n’est au-dessus de Insuffisant, on rejoue l’élection, si possible en changeant les protagonistes.
  • Toute candidate ou candidat ayant « à rejeter » comme mention majoritaire est disqualifié(e) pour les élections suivantes au même poste.

 

C’est un système parfait alors ?

Ce n’est certainement pas un système parfait. Certains diront d’ailleurs qu’il est impossible d’avoir un système de vote parfait de toute façon, mais il permet en tout cas de redonner un peu plus de voix au peuple. Il permet d’élire le candidat ou la candidate faisant le plus consensus, étant le plus apprécié par la majorité, et donc de réduire la désaffection des citoyens et citoyennes pour les urnes.

Voici tout de même ce que certains reprochent à ce système :

  • Cette méthode est utilisée depuis longtemps pour des études de marché :
    • Il y a le problème philosophique d’utiliser un outil marketing pour un processus démocratique. Il est à mon avis philosophiquement plus contestable de s’obstiner dans un système qui mécontente et fait fuir les électeurs, et par là même, qui bafoue le processus démocratique.
    • Dans les techniques de marketing, il semblerait que l’ordre des éléments pour lesquels on vote influence grandement les résultats. C’est un point peu pertinent dans le cas d’une élection car les protagonistes seront largement connus avant et les électeurs et électrices auront certainement fait leur opinion avant de remplir le bulletin.
  • Il y a le risque que deux candidats favoris se neutralisent au profit d’un troisième plus « moyen ». Ce ne serait pas forcément un mal : si le candidat « moyen » passe, c’est qu’il remporte moins d’amertume à son égard que les autres. De plus, pour que ce risque soit réel, il faudrait que l’ensemble des électeurs et électrices des deux favoris donne la meilleure mention à leur candidat et la pire à l’autre, ce qui est quasi impossible.
  • On ne voterait plus pour un programme politique, mais sur ce qu’il y aurait de bien ou pas dans chaque programme. Pour moi, ce n’est clairement pas un mal… Je ne crois pas dans les solutions miracles ou les programmes parfaits. Mais au moins, ce système de vote donnera au gagnant ou à la gagnante une meilleure indication de ce que le peuple pense des différents programmes de ceux qui seraient battus.
  • Ce système nécessite que l’on connaisse tous les candidats et toutes les candidates et avec une dizaine de candidatures, il est difficile d’appréhender les projets de chacun. C’est un fait, et conduire des débats avec une partie seulement des candidats et candidates n’arrangerait rien au problème. Il faut donc que les partis et les médias repensent la manière de faire campagne. Ça ne devrait d’ailleurs pas attendre la mise en place du jugement majoritaire… Mais c’est un sujet bien différent.
  • Le dépouillement nécessiterait forcément des machines de vote, et le rendrait plus complexe et coûteux. Je pense qu’il n’est pas nécessaire de passer par des machines de vote pour gérer cela. Le dépouillement serait effectivement un peu plus complexe, mais pas de là à le rendre infaisable. D’autant plus qu’il n’y aurait qu’un seul tour au lieu de deux.
  • Enfin, et c’est peut-être là qu’est son principal défaut, le concept n’est pas forcément facile à expliquer. La manière de voter reste simple, mais expliquer comment on obtient le résultat n’est pas trivial et pourrait donc amener à des contestations si elle n’est pas comprise.

Conclusion

J’ai été personnellement convaincu par ce système que je trouve vraiment novateur. J’espère vous avoir donné envie d’en savoir plus. Je vous invite vraiment à vous interroger sur le concept et à le faire connaître de vos amis et de vos élus.

Nous hébergerons prochainement une plateforme de vote au jugement majoritaire, en attendant, vous pouvez vous rendre sur une des deux plateformes publiques :

Pour compléter les explications de manière probablement plus simple, voici un lien vers une BD qui explique de manière ludique et simple les principes du jugement majoritaire : https://lechoixcommun.fr/articles/Vous_reprendrez_bien_un_peu_de_democratie-1.html

 

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